Modèle du régime des poursuites et de destitution du Président de la république pour les faits commis dans et hors l’exercice de ses fonctions • Une étude comparative du droit franco-américain et congolais
Par
Pierre-Félix Kandolo On’ufuku Wa Kandolo[1]
LL.D., LL.M., DEA., AEMDS
N.B. Cet article a paru dans la Revue libre de Droit, 2021, p. 5-33
Résumé
Depuis l’accession au pouvoir le jeudi 24 janvier 2019 de M. Antoine-Félix Tshisekedi Tshilombo, Président de la République démocratique du Congo, une question intéresse l’opinion publique en général et le juriste congolais en particulier, celle de vouloir savoir si le Chef de l’État congolais, en plein exercice de ses fonctions, peut être mis en accusation et être destitué de ses fonctions du Président de la république.
Cette préoccupation a et continue à conduire à des analyses diverses, tant dans la presse écrite que dans les réseaux sociaux. Les intellectuels et les juristes prennent couleurs des hommes politiques en expliquant chacun selon sa coloration politique, ethnique, tribale ou selon ses sentiments personnels ; les constitutionnalistes, eux, observent de loin le débat, sans y apporter leur version scientifique attendue par la multitude, permettant ainsi la généralisation de l’intox dans le pays. Mais la question demeure, la déchéance d’un chef de l’État en exercice est-il possible en droit constitutionnel congolais dans son état actuel ? Le Congo a-t-il un système semblable aux systèmes américain et français de destitution du Président de la république ? Quelle interprétation peut-on donner aux dispositions constitutionnelles et légales congolaises pour fixer définitivement l’opinion sur la question ?
Pour répondre à ces préoccupations, nous tentons, dans cette réflexion, de préciser l’institution ayant le pouvoir de déclencher une procédure d’accusation, de poursuite et de déchéance d’un Président de la République congolais en fonction. En interprétant la Constitution et les lois de la république, nous dégageons la procédure à suivre, ainsi que les faits pour lesquels il est possible de parvenir à la destitution d’un chef de l’État en plein exercice.
La présente analyse se charge donc de répondre aux questions liées aux faits, aux institutions et aux procédures de poursuite d’un Président de la RDC en fonction telles qu’elles sont instituées en droit constitutionnel et en droit judiciaire congolais. Pour comprendre la particularité du droit constitutionnel congolais par rapport aux autres systèmes, un regard attentif sera jeté au fonctionnement des systèmes américain et français sur la même question.
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Introduction
Pour comprendre le droit congolais sur la poursuite, l’accusation et la déchéance d’un Président de la république en fonction, les dispositions issues de trois textes légaux et le contenu de l’arrêt de la Cour suprême de justice ci-dessous doivent être mis ensemble :
- la Constitution de la RDC du 18 février 2006 telle que modifiée par la Loi n° 11/002 du 20 janvier 2011 portant révision de certains articles de la Constitution de la République démocratique du Congo du 18 février 2006[2] ;
- la Loi organique n° 13/026 du 15 octobre 2013 portant organisation et fonctionnement de la Cour constitutionnelle[3] ;
- le Règlement intérieur du Congrès du 6 décembre 2019 adopté conformément à l’article 120 de la Constitution[4] et
- l’arrêt de la Cour suprême de justice rendu, toutes sections réunies, en date du 30 novembre 2007 sous R.Const.061/TSR, lors de l’examen de conformité du Règlement d’ordre intérieur du Congrès adopté par ce dernier au cours de sa séance plénière du 5 nove.
De la lecture de ces trois textes fondamentaux et de cette jurisprudence, nous répondons aux préoccupations ci-après :
- les faits et infractions pour lesquels les poursuites peuvent être engagées contre le Président de la république en fonction et l’institution habilitée à les déclencher ;
- la procédure de décision de poursuite du Président de la république en fonction et l’institution compétente pour prendre cette décision ;
- la procédure de destitution du Président de la République en fonction et l’institution légalement reconnue pour la prononcer.
Mais avant, il importe de nous situer sur le concept « destitution », ses origines et son applicabilité dans les cas des États-Unis d’Amérique et de la France d’où le Congo tire le modèle de sanction du chef de l’État. Nous n’examinons pas dans cet exposé le sort des victimes après condamnation pénale du Président de la république ou du premier ministre car ces dernières ont le droit de saisir une juridiction civile en réparation avec en appui le jugement de condamnation de l’auteur ou du complice.
Pour le développement de cette analyse, deux points essentiels sont retenus : le premier point porte sur les poursuites et la destitution du Président de la république dans les systèmes constitutionnels américain et français (I) et le second point va s’articuler autour des questions liées aux poursuites et à la destitution du Président de la république dans le système constitutionnel congolais (II).
I. Les poursuites et la destitution du Président de la république dans les systèmes constitutionnels américain et français
Le système constitutionnel congolais est autonome et innovateur sur la manière de destituer un chef de l’État en fonction par rapport aux autres systèmes. L’on tente très souvent de le confondre tantôt au système américain (I.1.), tantôt au système français (I.2.). Les trois systèmes (américain, français et congolais) sont-ils vraiment à confondre même si la RDC a copié ce concept des deux derniers systèmes ?
I.1. Le système américain est d’origine britannique
Le système américain de destitution du chef de l’État, imité aujourd’hui par plusieurs États, tire son origine du droit britannique sous l’appellation du terme « impeachment ». Il nous faut ainsi définir le concept « Impeachment » (I.1.1), dégager les cas dans lesquels la procédure d’impeachment a été appliquée (I.1.2) et expliquer la procédure pour aboutir à la destitution d’un Président de la république aux États-Unis (I.1.3).
I.1.1. Définition et histoire de l’impeachment américain
L’Impeachment du système américain est un mot anglais dérivé du vieux français empeechier, émécher, issu du latin impedicare, « prendre au piège, entraver »[5]. Aux États-Unis, le concept tire son origine depuis la colonisation britannique. En Grande-Bretagne donc, l’impeachment est une procédure judiciaire apparue au XVIè siècle avec pour but de pouvoir mettre en jeu la responsabilité pénale des ministres et des officiers devant le pouvoir législatif. Traduit en langue française, l’impeachment est synonyme de « mise en accusation » ou une « procédure de mise en accusation ».
Le terme impeachment est utilisé pour désigner la procédure elle-même ou la décision qui en découle. En effet, depuis la Magna Carta[6], ou la Grande Charte des libertés, et ses prolongements en 1354, le droit anglo-saxon a intégré le principe d’égalité devant la loi et de contrôle des actions du souverain. Selon les principes constitutionnels britanniques, une procédure de destitution, l’impeachment, permet depuis lors de destituer pour trahison ou faute grave tout serviteur de l’État ou ministre, à l’exception notable du roi[7]. Le concept impeachment a été appliqué plus précisément en Grande-Bretagne au XVIIè siècle. C’est en 1689 que deux proches conseillers du roi sont exécutés à l’issue de la procédure d’impeachment amorcée par la mise en accusation devant le Parlement, la chambre des Communes et celle des Lords[8].
Lors de la proclamation de l’indépendance des États-Unis d’Amérique le 4 juillet 1776 par les membres du Congrès continental – qui font des colonies anglaises d’Amérique du Nord un nouveau pays : les États-Unis d’Amérique – les pères fondateurs étendent, dans la Constitution américaine, la procédure de destitution (impeachment) au chef de l’État[9]. L’article II, section 4 de la Constitution de 1787 dispose ainsi que : « Le président, le vice-président et tous les fonctionnaires civils des États-Unis seront destitués de leurs fonctions en cas de mise en accusation et de condamnation pour trahison, corruption ou autres crimes et délits majeurs ».
Sans autre précision sur les motifs d’accusation, la Constitution américaine adopte une interprétation volontairement large dont l’objectif est essentiellement de parer à tout despotisme vaillamment combattu par le peuple américain. Mais la procédure d’impeachment a été utilisée pour la première fois aux États-Unis en 1797. Si elle est présente au niveau fédéral, elle existe également dans chacun des États américains, hormis l’Oregon. À ce niveau, elle peut concerner tout fonctionnaire, y compris le gouverneur.
De nos jours, l’impeachment est surtout connu comme une procédure du système judiciaire des États-Unis qui vise à destituer le président, le vice-président, un membre du cabinet ou un haut fonctionnaire, afin de pouvoir engager des poursuites pénales à son encontre. La procédure doit être provoquée par la Chambre des représentants (le Sénat, le Congrès des États-Unis et forme à ce titre un des deux organes du pouvoir législatif). Ensuite, un procès est organisé devant le Sénat. Quelques cas peuvent être relevés dans l’analyse ci-dessous.
I.1.2. Cas pratiques de l’application d’impeachment aux États-Unis d’Amérique
Si l’impeachment a déjà été utilisé plus de 60 fois aux États-Unis d’Amérique, seul 1/3 des procédures ont abouti à un procès devant le Sénat[10]. Donald Trump a été le quatrième président des États-Unis à faire l’objet d’un procès en destitution (impeachment).
Le premier président concerné a été Andrew Johnson dont la politique d’apaisement avec les anciens États confédérés vaincus lui avait aliéné les républicains radicaux. En 1868, accusé d’avoir violé une loi votée par le Congrès, la Chambre des représentants vote sa mise en accusation pour violation de cette loi. Au Sénat, Andrew Johnson est toutefois acquitté : malgré les 35 voix qui se prononcent pour sa culpabilité contre 19 pour l’acquittement, ses adversaires n’atteignent pas, à une voix près, la majorité des deux tiers.
En 1974, après l’affaire des écoutes du Watergate une procédure d’impeachment vise Richard Nixon. Ses chances d’être acquitté au Sénat paraissant très faibles, le président préfère alors démissionner avant la saisine du Sénat. C’est le deuxième cas.
Pour le troisième cas, en 1998, Bill Clinton est également mis en accusation pour mensonges sous serment devant un grand jury fédéral et entrave à la justice après l’affaire Monica Lewinsky, une collaboratrice avec laquelle il aurait eu des relations sexuelles durant son mandat au sujet desquelles il aurait menti. La Chambre à majorité républicaine engage la procédure de destitution devant le Sénat qui, à majorité démocrate, écarte largement l’accusation.
Le quatrième cas est celui de Donald Trump. En décembre 2019, Donald Trump a été mis en accusation (impeached) après un vote favorable de 230 voix pour et 198 voix contre. Un double motif a été retenu : « abus de pouvoir », en référence à l’affaire ukrainienne, et « entrave aux travaux du Congrès » après son refus de collaborer à l’enquête le visant. Les démocrates accusaient Donald Trump d’avoir fait pression sur son homologue ukrainien Volodymyr Zelensky afin qu’il lance une enquête sur son rival Joe Biden, candidat à l’investiture démocrate pour l’élection présidentielle de 2020, et sur son fils. Le 5 février 2020, le président a été acquitté par les sénateurs au terme d’un procès conduit rapidement. Lors d’un vote solennel, le Sénat a estimé, par 52 voix sur 100, que Donald Trump ne s’était pas rendu coupable d’abus de pouvoir. Par 53 voix sur 100, il a également estimé qu’il ne s’était pas rendu coupable d’entrave à la bonne marche du Congrès[11]. La même situation s’est répétée en 2021, après la fin de son mandat.
Il faut préciser que depuis l’indépendance des États-Unis, au total, une soixantaine de procédures d’impeachments ont été engagées, vingt mises en accusation ont été votées par la Chambre des représentants. Elles concernaient quinze juges fédéraux, un secrétaire du Cabinet d’État, un sénateur ainsi que trois présidents. Seuls quatre juges fédéraux ont été effectivement destitués jusqu’à présent, bien plus nombreux étant ceux qui ont préféré démissionner au stade de l’enquête préalable.
Attribut du droit anglo-saxon, au premier chef de la Grande-Bretagne et des États-Unis, la procédure de destitution a par la suite été inscrite dans d’autres constitutions comme celles de la France, du Pérou, du Venezuela, de la Lituanie, de la Corée du Sud et du Brésil – les chefs d’État brésilienne Dilma Roussef et sud-coréenne Park Geun-Hye – ont récemment été destitués de leurs fonctions, respectivement en 2016 et 2017. Le système est intégré dans la Constitution de la République démocratique du Congo du 18 février 2006, avec des procédures différentes de celles de ces derniers pays. Parlons d’abord de la procédure mise en place par le droit américain.
I.1.3. La procédure est constitutionnelle et non politique : déroulement entre les deux chambres
L’engagement de la procédure d’impeachment et le vote de la mise en accusation sont du ressort exclusif de la Chambre des représentants. En l’absence de détails sur la procédure, l’acte de mise en accusation est adopté à la majorité simple, comme pour une loi ordinaire. Le procès se tient devant le Sénat qui a seul le pouvoir de juger un impeachment[12]. Les sénateurs prêtent serment et sont pour l’occasion – et seulement si c’est le président qui est jugé – présidés par le Chief Justice, le président de la Cour suprême (tribunal en dernier ressort des États-Unis).
Puisque le terme de « procès » (trial) a été employé dans la Constitution par les pères fondateurs, la procédure d’impeachment prend la forme d’un procès classique. Des débats contradictoires se déroulent entre la Chambre des représentants, en tant que procureur – elle est représentée par des impeachments managers – et les sénateurs, en tant que juges. La défense est assurée par des avocats représentant la personne mise en accusation[13]. L’acte d’accusation et la charge de la preuve incombent donc à la Chambre des représentants. Le Sénat vote à l’issue de la procédure et la destitution est prononcée si la majorité des deux tiers des membres présents est atteinte.
En vertu de la conception américaine de séparation des pouvoirs, la procédure de destitution est de nature juridique. Elle n’est en aucun cas une sanction politique. De ce fait, les fonctionnaires destitués ne peuvent par exemple pas être graciés par le président des États-Unis. En outre, le verdict d’un impeachment peut seulement être la destitution de l’accusé et l’interdiction d’occuper tout poste officiel[14]. Seuls les tribunaux peuvent, une fois l’accusé déchu, le juger pour ses actes et le condamner aux peines prévues par la loi. Bien que l’impeachment ne soit pas censé être une arme politique, les présidents sont le plus souvent soutenus au Sénat par leur parti. Ainsi compris, la procédure judiciaire ne se poursuit que si l’autorité incriminée a été jugée par les deux chambres, les faits déjà établis et l’auteur déjà destitué par ces dernières. En cas d’acquittement, les tribunaux ne seront pas saisis car les faits ont été déclarés non établis par les deux chambres et l’auteur blanchi.
La procédure décrite ci-dessus est de loin différente de celle appliquée en droit français dans le cadre de la mise en œuvre de ce que l’on qualifie d’impeachment à la française.
I.2. Le système français de destitution du Président de la république
L’analyse du système français de destitution du Président de la république passe par la compréhension de l’évolution de l’intégration d’impeachment dans la Constitution (I.2.1), de la détermination de la procédure organisée par le texte y relatif (I.2.2), ainsi que du rôle joué par la Haute Cour, juridiction d’exception, qui fonctionne uniquement lorsque le Président de la république est mis en cause en cas de manquement grave (I.2.3).
I.2.1. Évolution du concept « impeachment » à la française
Destituer le chef de l’État en cas de manquement grave : la procédure, permise par les institutions américaines, était jusqu’il y a peu, impossible en France. Mais le régime de la Vème République a pris un tournant décisif avec l’adoption définitive, par le Parlement, d’un projet de loi organique qui entérine cette forme d’ « impeachment » à la française. Le texte de loi, qui a découlé de la révision constitutionnelle votée sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy en 2008, avait été voté en janvier 2012 par l’Assemblée nationale. Au terme d’une longue navette parlementaire, le projet a finalement été adopté par le Sénat, par 324 voix pour et 18 voix contre (celles du Front de Gauche)[15].
En France donc, absente du droit sous les IIIème et IVème Républiques, la procédure de destitution du président de la République a été introduite dans la Constitution de la Vè République en cas de haute trahison. La révision constitutionnelle de 2007 en a étendu les termes au cas de « manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l’exercice de son mandat »[16]. C’est donc la révision constitutionnelle du 23 février 2007 portant sur le statut du Président de la république qui a introduit une procédure de destitution, parfois abusivement qualifiée d’« impeachment à la française », dans la Constitution de la Vè République. Ainsi, désormais, le Président de la république française pourra être déchu de ses fonctions par le Parlement réuni en « Haute Cour », en cas de « manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l’exercice de son mandat ». La procédure pourra être déclenchée par l’Assemblée nationale ou le Sénat à condition que soit votée à la majorité des deux tiers une proposition de réunion de la Haute Cour.
Il faut tout rappeler que dans le système constitutionnel français, la responsabilité pénale du chef de l’État – qui ne peut être traduit en justice durant l’exercice de sa fonction – reste une question épineuse. C’est pour y répondre que Jacques Chirac avait déjà envisagé en 2002 de mettre en place cette procédure de destitution. La révision constitutionnelle du 23 février 2007 entérine cette irresponsabilité : le Président de la république « n’est pas responsable des actes accomplis en cette qualité », sur le plan politique, pénal, civil et administratif. Seule la procédure de destitution votée par le Parlement ou bien le jugement pour crimes contre l’humanité par la Cour pénale internationale permettent de sanctionner un président en exercice. C’est contre cet argument d’irresponsabilité que le groupe communiste au Sénat à la tête duquel s’était placée Eliane Assasi combattait l’exonération du chef de l’État de l’impeachment politique d’un traitement pénal de ses actes, hormis ceux accomplis dans le cadre de sa fonction[17].Ainsi, une procédure spéciale de sa poursuite et de sa destitution a été mise en place par la révision de 2007.
I.2.2. Procédure de destitution du Président de la république en France
Conçue par la Commission présidée par Pierre Avril sur le statut pénal du chef de l’État en 2002, la destitution constitue une contrepartie à la protection étendue dont bénéficie désormais le Président.
La procédure de destitution du Président de la république suit une procédure instituée par l’article 68 issu de la révision constitutionnelle de 2007. Elle peut être déclenchée « en cas de manquement [du chef de l’État] à ses devoirs manifestement incompatible avec l’exercice de son mandat ». Le « manquement » en cause peut concerner le comportement politique, mais aussi privé, du Président, à condition que ses actes aient porté atteinte à la dignité de sa fonction. La procédure de destitution peut être déclenchée en dehors de toute infraction pénale. Elle constitue une sanction politique du Président, par ailleurs irresponsable sur le plan pénal, civil et administratif pendant le cours de son mandat. L’institution ayant compétence d’être saisie est appelée, selon la Constitution, la « Haute Cour », qui n’est pas à confondre avec le Conseil constitutionnel français.
I.2.3. La Haute Cour : une juridiction ad hoc
La Haute Cour française est une juridiction ad hoc, c’est-à-dire une juridiction d’exception, créée pour une circonstance, un temps et des faits bien précis. Elle est l’unique juridiction pouvant connaître des manquements graves commis par le Président de la république au cours de l’exercice de son mandat. Son existence résulte de la révision constitutionnelle du 23 février 2007. Avant cette date, une Haute Cour de justice, composée de membres du Parlement, était chargée par la Constitution de juger le président de la République en cas de crime de haute trahison[18]. Elle est une instance de nature plus politique que réellement judiciaire, dont l’article 68 de la Constitution définit le rôle :
– L’unique mission de la Haute Cour consiste à prononcer la destitution du Président de la république en cas de « manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l’exercice de son mandat » ;
– La Haute Cour est composée des membres de l’Assemblée nationale et du Sénat réunis en Parlement.
La loi organique n° 2014-1392 du 24 novembre 2014 portant application de l’article 68 de la Constitution[19] a mis en œuvre la procédure de destitution qui doit obéir à des règles strictes ci-après :
– elle suppose l’adoption, par l’Assemblée nationale ou par le Sénat, à la majorité des deux tiers de leurs membres, d’une proposition de réunion du Parlement en Haute Cour ;
– la proposition est alors transmise à l’autre assemblée qui doit se prononcer dans les quinze jours. Si elle n’adopte pas la proposition, la procédure est alors terminée ;
– si la proposition est adoptée, la Haute Cour, présidée par le président de l’Assemblée nationale, doit se prononcer dans un délai d’un mois.
La majorité des deux tiers des membres de la Haute Cour est nécessaire pour prononcer la destitution du Président. Les votes s’effectuent à bulletins secrets. La délégation de vote est impossible. Pendant la durée de la procédure, le chef de l’État continue d’exercer ses fonctions. Il n’y a pas d’intérim. La compétence de la Haute Cour se limite au prononcé de la destitution du Président de la république. Pour le reste, le Président de la république n’est pas, en France, judiciairement responsable des actes accomplis dans l’exercice de ses fonctions. L’article 67 de la Constitution prévoit en outre qu’il ne peut, durant son mandat, être requis de témoigner ni faire l’objet d’une quelconque action devant aucune juridiction nationale.
Comme pour le système américain, il n’y a pas de condamnations pénales à l’encontre du Président français destitué. La raison est simple, ces institutions ne sont pas à proprement parler des juridictions au même titre que les juridictions classiques, mais plutôt politiques.
De ce qui précède, il y a lieu de noter que les États-Unis et la France ont institué un régime non judiciaire pour la destitution du Président de la république. Ce régime, comme nous pouvons le voir ci-bas, n’est pas celui retenu par la Constitution de la République démocratique du Congo.
II. Les poursuites et la destitution du Président de la république dans le système constitutionnel congolais
Le système constitutionnel congolais de destitution d’un Président de la république[20] en fonction est de loin différent des systèmes américain et français tant quant aux faits donnant lieu au déclenchement de la procédure (II.1.), quant à la nature des institutions chargées de poursuivre et de destituer (II.2.) que quant à la procédure à mettre en œuvre (II.3.).
II.1. Les faits et infractions donnant lieu aux poursuites d’un Président de la république en fonction
Qui doit prendre la décision pour déclencher les poursuites contre le Président de la république susceptibles de conduire à sa déchéance et comment doit-on procéder pour y arriver?
De prime à bord, il faut souligner qu’en principe, le Président de la république est irresponsable pénalement ; il bénéficie des immunités de poursuite et privilèges de juridiction pendant tout le temps de l’exercice de son mandat présidentiel. Il ne peut être poursuivi pour les faits pénaux qu’il commettrait dans ou à l’occasion de l’exercice de ses fonctions. Mais il n’en demeure pas pénalement irresponsable pour autant. En effet, pendant l’exercice de son mandat, les immunités dont il bénéficie connaissent des limites légales. L’article 164 de la Constitution rend pénalement responsable le Président de la république même pendant l’exercice de ses fonctions pour quatre infractions politiques énumérées comme ci-après : 1) haute trahison, 2) délits d’initié, 3) atteinte à l’honneur ou à la probité ainsi que, spécialement pour le Premier ministre, 4) outrage au Parlement.
D’autres infractions de droit commun, c’est-à-dire toutes les autres, même celles de droit international, prévues dans les lois pénales et non énumérées parmi les trois premières infractions politiques ci-dessus ou n’en constituant pas un des éléments constitutifs, commises dans ou en dehors de l’exercice de ses fonctions ne sont poursuivies qu’après la fin du mandat. Cela sous-entend que les poursuites contre le Président de la République (et le Premier ministre) sont suspendues jusqu’à l’expiration de leurs mandats. Pendant ce temps, même le délai de prescription est suspendupour les infractions prescriptibles. Précisons que le Premier ministre est également concerné par les mêmes dispositions analysées dans cette écriture, même s’il ne sera pas cité expressément. Quel contenu donne-t-on à ces quatre infractions dites « politiques » ? Contrairement aux autres infractions qui sont souvent définies par le code pénal, c’est la Constitution elle-même, en son article 165, qui donne le contenu de ces infractions. Cet article définit les concepts comme la haute trahison (II.1.1), l’atteinte à l’honneur ou à la probité (II.1.2), le délit d’initié (II.1.3) et, spécialement pour le premier Ministre, l’outrage au Parlement (II.1.4).
II.1.1. La haute trahison
Selon la Constitution, la haute trahison est entendue comme le fait pour le Président de la République (ou le Premier ministre) d’avoir violé intentionnellement la Constitution ou lorsque lui ou le Premier ministre est reconnu auteur, co-auteur ou complice de violations graves et caractérisées des Droits de l’Homme, de cession d’une partie du territoire national. Cette infraction s’impose au Chef de l’État à travers les termes du serment qu’il prête devant la Cour Constitutionnelle et par lequel il s’engage devant Dieu et devant le peuple à observer et à défendre la Constitution et les lois de la République[21]. Ensuite, l’article 69 lui confère l’obligation de veiller au respect de la Constitution. Ainsi, violer intentionnellement une seule disposition de la Constitution dont il est chargé par la nation de veiller à son respect est un acte de parjure. Il n’est que justice qu’il soit poursuivi pour haute trahison à cause de cette violation.
II.1.2. L’atteinte à l’honneur ou à la probité
Par cette infraction, il faut entendre le fait notamment lorsque le comportement personnel du Président de la République ou du Premier ministre est contraire aux bonnes mœurs ou qu’il est reconnu auteur, co-auteur ou complice de malversations, de corruption ou d’enrichissement illicite. Deux groupes d’infractions sont compris dans cette incrimination : d’une part, un groupe concernant la pudeur et la moralité du chef, infraction bien définie à l’article 167 et suivant du code pénal livre II et, d’autre part, les infractions liées aux finances et à l’économie nationale.
Cette infraction est constatée à travers l’obligation qui est faite et le libellé donné aux articles 98 et 99 de la Constitution. La première disposition interdit, durant leurs fonctions, le Président de la République et les membres du Gouvernement, par eux-mêmes ou par personne interposée, d’acheter, d’acquérir d’aucune autre façon, de prendre en bail un bien qui appartienne au domaine de l’État, des provinces ou des entités décentralisées. Ils ne peuvent prendre part directement ou indirectement aux marchés publics au bénéfice des administrations ou des institutions dans lesquelles le pouvoir central, les provinces et les entités administratives décentralisées ont des intérêts.
La seconde disposition, article 99, fait obligation au Président de la République et aux membres du Gouvernement, avant leur entrée en fonction et à l’expiration de celle-ci, de déposer, devant la Cour constitutionnelle, la déclaration écrite de leur patrimoine familial, énumérant leurs biens meubles, y compris actions, parts sociales, obligations, autres valeurs, comptes en banque, leurs biens immeubles, y compris terrains non bâtis, forêts, plantations et terres agricoles, mines et tous autres immeubles, avec indication des titres pertinents. Faute de cette déclaration, endéans les trente jours, la personne concernée est réputée démissionnaire. Le code pénal livre II définit l’infraction de corruption aux articles 147 à 150 alors que le détournement des deniers publics et la concussion sont règlementés par les articles 145 à 146 du même code.
II.1.3. Le délit d’initié
Le délit d’initié est retenu dans le chef du Président de la république ou du Premier ministre lorsqu’il effectue des opérations sur valeurs immobilières ou sur marchandises à l’égard desquelles il possède des informations privilégiées et dont il tire profit avant que ces informations soient connues du public. Il est une infraction spécifique relative au fonctionnement des marchés financiers et consiste à réaliser un gain ou d’éviter une perte, quelle que soit sa nature (achat, échange, levée d’option). Le délit d’initié englobe donc, selon la Constitution, l’achat ou la vente d’actions fondées sur des renseignements qui ne seraient jamais divulgués aux actionnaires[22].
C’est pour telle raison qu’il faut signaler l’intelligence de l’article 99 de la Constitution qui prévoit qu’avant leur entrée en fonction et à l’expiration de celle-ci, le Président de la République et les membres du Gouvernement sont tenus de déposer devant la Cour constitutionnelle la déclaration écrite de leur patrimoine familial. La Cour constitutionnelle communique cette déclaration à l’administration fiscale. Faute de cette déclaration, endéans les trente jours, la personne concernée est réputée démissionnaire. Dans les trente jours suivant la fin des fonctions, faute de cette déclaration, en cas de déclaration frauduleuse ou de soupçon d’enrichissement sans cause, la Cour constitutionnelle ou la Cour de cassation est saisie selon le cas. Il semble bien qu’il s’agisse également des éléments constitutifs d’une compétence pénale d’ « infraction politique » d’atteinte à l’honneur ou à la probité et infractions de droit commun. La Constitution ajoute, pour le premier ministre, l’incrimination d’outrage au Parlement.
II.1.4. L’outrage au Parlement
L’outrage au Parlement est une infraction qui ne concerne que le Premier ministre et existe lorsque, sur des questions posées par l’une ou l’autre Chambre du Parlement sur l’activité gouvernementale, le Premier ministre ne fournit aucune réponse dans un délai de trente jours[23].
Pour les trois infractions citées ci-dessus, le premier Ministre peut se rendre auteur ou complice. L’exonération ou la dispense du Président de la république à cette quatrième infraction (outrage au Parlement) serait fondée, à notre avis, sur son irresponsabilité devant le Parlement. Ce dernier ne peut ni lui adresser une question orale ou écrite, ni l’interpeller, encore moins débattre sur le discours qu’il prononce sur l’état de la Nation, conformément à l’article 77 de la Constitution ou sur les actes qu’il prend pour la gestion de l’État (Ordonnance ou ordonnance-Loi).
Bien que l’infraction soit commise dans ou hors l’exercice de ses fonctions, les poursuites contre le Président de la république ne peut être engagée que suivant une procédure légalement instituée. Ce n’est pas par hasard ou par la volonté d’une personne que cette procédure peut être déclenchée. Voyons ce qu’il y a lieu de faire.
II.2. Les institutions de mise en accusation du Président de la république
Dans le système congolais, la Cour constitutionnelle est le juge pénal du Président de la République et du Premier ministre[24]. C’est autant dire que les poursuites sont menées par le Parquet (Procureur) près cette Cour avant la fixation de la cause devant son juge naturel (Cour constitutionnelle).
L’article 166 de la même Constitution stipule que « La décision de poursuites ainsi que la mise en accusation du Président de la République et du Premier ministre sont votées à la majorité des deux tiers (2/3) des membres du Parlement composant le Congrès suivant la procédure prévue par le Règlement intérieur ».
Cette disposition est comparable aux constitutions américaine et française. Son contenu exclut, à notre avis, la possibilité qu’une seule Chambre du parlement puisse statuer pour discuter des poursuites du Président de la République. Il faut, d’une part, que toutes les deux Chambres soient réunies en Congrès et, d’autre part, que les 2 sur 3 parlementaires puissent voter pour l’ouverture des poursuites. En clair, sur un Parlement de 600 membres par exemple, il faut que 400 sur 600 votent pour autoriser ces poursuites. De cette explication, deux choses doivent attirer notre attention et ne doivent pas se confondre en une. Il y a deux étapes dans la procédure : l’étape de la décision de poursuite et celle de mise en accusation. Elles sont toutes différentes. Nous y reviendrons !
La question qui reste est celle de savoir, est-ce que le Parlement peut, une fois réuni en Congrès, soulever la question de poursuites d’un Président de la république et ordonner au Procureur de le poursuivre ou de le destituer ?
L’article 119 de la Constitution limite les missions du Parlement réuni en Congrès. Ce dernier se réunit pour discuter sur les cas suivants :
1. la procédure de révision constitutionnelle, conformément aux articles 218 à 220 de la Constitution ;
2. l’autorisation de la proclamation de l’état d’urgence ou de l’état de siège et de la déclaration de guerre, conformément aux articles 85 et 86 de la Constitution ;
3. l’audition du discours du Président de la république sur l’état de la Nation, conformément à l’article 77 de la Constitution ;
4. la désignation des trois membres de la Cour constitutionnelle, conformément aux dispositions de l’ article 158 de la Constitution.
Comme on peut se rendre compte, le pouvoir de décider sur la poursuite et la mise en accusation du Président de la République conféré au Congrès par l’article 166 de la Constitution n’est pas repris parmi les quatre missions prévues à l’article 119 ci-dessus. Mais Comment le Congrès va-t-il alors exercer le pouvoir lui conféré par l’article 166 ? Peut-il, de manière automatique ou sur sa propre initiative, décider de la poursuite du Président de la république ?
La Constitution de la République ne dit pas comment doit être saisi le Congrès en cette matière. Elle ne renvoie pas non plus à une Loi. Seulement, en son article 169, l’on peut lire que : « L’organisation et le fonctionnement de la Cour constitutionnelle sont fixés par une loi organique ». À notre avis, pour répondre à cette question, il paraît nécessaire de recourir à cette Loi organique. Il s’agit de la Loi organique n°13/026 du 15 octobre 2013 portant organisation et fonctionnement de la Cour constitutionnelle. Cette Loia été votée par le Parlement et promulguée par le Président de la république agissant conformément à l’article 169 de la Constitution. Comme l’écrit Jean-Louis Esambo Kangashe, « L’indépendance de la juridiction chargée du contrôle de constitutionnalité ne se réduit pas au seul mode de désignation de ses membres, ni à leur statut ; elle est, également, dépendante de l’organisation et du fonctionnement de la Cour »[25].
Le Règlement intérieur du Congrès du 6 décembre 2019 traite, en ses articles 38 et 39, de la décision de poursuites ainsi que de la mise en accusation du Président de la république ou du Premier ministre. Ces deux articles sont ainsi libellés :
Article 38 : « [L]e Congrès, sur convocation conjointe du Président de l’Assemblée nationale et Sénat, saisi par requête du Procureur général près la Cour constitutionnelle, autorise, par une Résolution, les poursuites judiciaires contre le Président de la République ou le Premier Ministre ou leur mise en accusation devant la Cour constitutionnelle pour les infractions politiques […] ».
Article 39 : « [P]endant le débat, en plénière ou en Commission, le Président de la République ou le Premier Ministre se présente en personne, avec ou sans conseil, afin de produire ses moyens de défense. Les membres de la Commission sont désignés en tenant compte de la configuration politique du Congrès et de la représentation de la femme. La présidence de cette Commission ne peut être assurée par un membre du groupe parlementaire ou groupe politique auquel appartient le Président de la République ou le Premier Ministre ».
La lecture de l’article 38 ci-dessus réaffirme, ni plus, ni moins, le principe de la saisine du Congrès par le Procureur général près la Cour constitutionnelle, seule autorité habilitée, qu’il s’agisse de l’autorisation de poursuite ou de celle d’accusation. En d’autres termes, l’exercice du pouvoir reconnu au Congrès par l’article 166 de la Constitution ne peut être accompli qu’en conformité jumelée de la Constitution, de la Loi précitée et du Règlement d’ordre intérieur du Congrès. Ainsi, entamer la procédure de poursuite du Président de la république en violation de la procédure prévue par la Loi organique sur l’organisation et le fonctionnement de la Cour constitutionnelle est une violation de la Constitution, de la Loi organique précitée et même du Règlement.
Cette procédure consiste en ce qu’au Congo, contrairement aux droits américain et français qui confient ce pouvoir au Parlement, le Président de la république ne peut être mis en accusation que sur requête du Procureur général près la Cour constitutionnelle. En plus, avant d’autoriser le Procureur général à engager des poursuites malgré sa requête adressée au Parlement, une Commission parlementaire devra être mise en place pour entendre le Président de la république sur les faits lui imputés dans la requête du Procureur général. C’est à l’issue de cette audition que, sur rapport de la Commission et après débat au Parlement, l’autorisation de poursuite est donnée au Procureur général près la Cour constitutionnelle.
C’est dans ce sens que la Cour suprême de justice, qui faisait office de la Cour constitutionnelle, s’était prononcée dans un arrêt R.Const.061/TSR du 30 novembre 2007. En effet, saisie conformément à l’article 120 de la Constitution pour examiner la conformité à la Constitution du Règlement intérieur du Congrès lors de la première législature de 2006, la Cour a anéanti la disposition y relative du projet de Règlement lui soumis, qui voulait attribuer au Congrès le pouvoir de mettre directement en accusation le Président de la république. La Cour a estimé que la disposition dudit projet relative à la question de poursuite et d’accusation du Président de la république violait l’article 166 de la Constitution en ce qu’elle avait tenté d’instaurer la procédure de mise en accusation qui est une procédure judiciaire et partant du domaine de la loi[26]. Aussi, en vertu du principe de séparation des pouvoirs consacré par la Constitution, le Congrès ne peut pas s’immiscer dans les attributions juridictionnelles. Ainsi, la tentative ou la proposition qu’avait soumis le Congrès avant cet arrêt, de s’octroyer le pouvoir de mise en accusation du Président de la république au modèle américain ou français n’a pas pu être entérinée par la Cour suprême de justice parce que non conforme à la Constitution. C’est dans cette logique que s’est inscrit le Règlement intérieur du Congrès de 2019, actuellement en vigueur.
Cette position de la Cour suprême de justice est bel et bien justifiée car le concept « accusation » utilisée par le constituant renvoie au domaine judiciaire. En effet, en droit congolais, comme dans tous les droits de la famille romano-germanique, seul le Ministère public demeure l’organe « accusateur », appelé souvent l’organe de poursuite. C’est lui seul qui est habilité à poursuivre les auteurs des faits qui troublent l’ordre public. Si cette affirmation est conforme à la Constitution et aux lois congolaises, l’on doit chercher à savoir ce que ces dernières disposent à propos des préoccupations soulevées ci-dessus.
II.3. Procédure et autorité de poursuites conduisant à la déchéance du Président de la république
D’ores et déjà, il faut préciser que les textes sous analyse n’utilisent pas le concept « destitution » en vogue dans le langage populaire mais plutôt celui de « déchéance ». Il nous semble que le premier renvoie très souvent à une sanction administrative, résultat de l’aboutissement d’une action disciplinaire, alors que la déchéance serait préférable et mieux à propos car liée à une sentence judiciaire (décision de justice). S’agissant de la procédure de poursuite et de déchéance du Président de la république en RDC, il y a lieu de préciser tout d’abord qu’elle est explicitée aux seuls articles 100 à 109 de la Loi n° 13/026 du 15 octobre 2013 portant organisation et fonctionnement de la Cour constitutionnelle, spécialement sur le point relatif à la procédure en cas d’infractions commises dans ou à l’occasion de l’exercice des fonctions de Président de la république ou de Premier Ministre.
De la lecture de ces dix articles (articles 100 à 109) de la Loi précitée, il y a lieu de regrouper leur intelligence en deux points essentiels, selon que la procédure suivie est soit dans le cadre d’une infraction commise dans l’exercice de ses fonctions (II.3.1), soit en cas d’infractions commises en dehors des fonctions de Président de la république ou de Premier Ministre (II.3.2). Pour être complet, nous dirons un mot sur la sanction de déchéance qui peut frapper le Président de la république ou le Premier Ministre (II.3.3).
II.3.1. Procédure en cas d’infractions commises dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice des fonctions du Président de la république ou du Premier ministre
Si l’infraction est commise dans l’exercice de ses fonctions, plusieurs précisions s’imposent en termes des autorités et institutions compétentes et en termes des escaliers à suivre. Ainsi, huit étapes doivent être examinées ci-dessous pour comprendre la procédure et les autorités qui y interviennent.
a. Autorité judiciaire compétente
Il y a lieu de remarquer que, dans les conditions fixées par la Constitution et les lois de la République, la Cour de cassation connaît en premier et dernier ressort des infractions commises par les membres de l’Assemblée nationale et du Sénat, ainsi que par les membres du Gouvernement autres que le Premier ministre[27]. L’existence d’un Procureur général près la Cour constitutionnelle est mentionnée à l’article 152, alinéa 2, de la Constitution, qui détermine la composition du Conseil supérieur de la magistrature. C’est donc lui qui devrait logiquement être chargé des poursuites pénales de la compétence de la Cour constitutionnelle.
Ainsi, la seule autorité habilitée par la loi à exercer l’action publique contre le Président de la République ou le Premier ministre ou leurs coauteurs et complices reste le Procureur général près la Cour constitutionnelle[28]. Cela est conforme à notre tradition juridique qui impose que seul le Ministère public ait le monopole de l’action publique et non le contraire.
b. Les plaintes et dénonciations
Le Procureur général près la Cour constitutionnelle est saisie pas les plaintes ou les dénonciations sur base desquelles il doit rassembler les éléments de preuve pour soutenir son accusation. Dans ce but, la loi lui permet d’entendre toute personne susceptible de contribuer à la manifestation de la vérité[29]. Cette règle interdit donc le mode de saisine par citation directe contre ces deux Hautes autorités nationales. Seule la Requête aux fins de fixation de date d’audience (RFFA) établie par le Parquet reste l’unique mode possible de saisir la Cour constitutionnelle contre ces deux autorités nationales.
c. Appréciation souveraine du Procureur général sur la nécessité ou non de poursuivre le Président de la république ou le Premier ministre
Le Procureur général près la Cour constitutionnelle est la seule autorité, dans sa seule souveraineté, ayant le pouvoir d’appréciation de l’opportunité ou non de poursuite du Président de la république et du Premier ministre[30]. En dehors de lui, aucune autre personne ou institution, Parlement soit-il, n’a le droit de le faire.
d. Demande d’autorisation de poursuite et intervention du Congrès
Dans sa souveraineté, s’il estime nécessaire de poursuivre le Président de la république ou le Premier ministre, il adresse au Président de l’Assemblée nationale et au Président du Sénat une requête aux fins d’obtenir l’autorisation des poursuites. L’autorisation est donnée conformément aux dispositions de l’article 166 alinéa 1er de la Constitution (Rappelons-nous de l’obligation de la décision par la majorité de 2/3 des membres du Congrès)[31].
La procédure à l’intérieur du Parlement doit respecter les dispositions des articles 38 et 39 du Règlement intérieur actuel du Congrès pour accorder cette autorisation. Il faut noter que ce Règlement d’ordre intérieur doit avoir été préalablement examiné, pour sa conformité à la Constitution, par la Cour constitutionnelle conformément aux prescrits de l’article 120 de la Constitution.
e. Autorisation du Congrès et ouverture de l’instruction préparatoire
Si le Congrès autorise les poursuites, l’instruction préparatoire est menée par le Procureur général conformément aux règles de la procédure pénale, c’est-à-dire qu’il peut lancer les invitations ou les mandats de comparution à l’endroit de toute personne intéressée, auditionner, respect du droit d’assistance par un conseil, … C’est donc à partir de cet instant que la comparution personnelle du Président de la république ou du premier ministre peut être envisagée ou commencée devant le Procureur général.
f. Possibilité de mise en détention préventive ou d’assignation en résidence surveillée
S’il s’agit de mettre le Président de la république ou le Premier ministre en détention préventive, la loi organique accorde à la seule Cour constitutionnelle et non au Procureur général la compétence pour autoriser la mise en détention préventive du Président de la république ou du Premier ministre. Le Procureur général ne peut pas le faire par sa propre initiative comme il le fait souvent dans d’autres situations. Cette mesure de détention préventive est remplacée par l’assignation à résidence surveillée, c’est-à-dire qu’il ne sera pas mis en maison d’arrêt avant la décision définitive à prononcer par la Cour mais sera mis en résidence surveillée. Il faut savoir que jusqu’à ce niveau, l’instruction est toujours préjuridctionnelle, le Président de la république n’est pas encore mis en accusation ou, en termes simples, n’est pas encore traduit en justice. Pour l’être, il faut que le Procureur général remplisse les conditions développées au point g ci-dessous.
g. Clôture de l’instruction préjuridictionnelle, présentation du rapport et autorisation par le Congrès de la mise en accusation
Si l’instruction pré-juridictionnelle est clôturée et que les faits donnent lieu à accusation, le Procureur général doit adresser un rapport sur les faits au Président de l’Assemblée nationale et au Président du Sénat, éventuellement accompagné d’une requête aux fins de solliciter du Congrès l’autorisation de mise en accusation du Président de la république ou du Premier Ministre[32].
La présence dans son dossier d’une requête de mise en accusation devrait s’interpréter, selon notre compréhension, que les faits paraissent établis et que le dossier devrait suivre son cours normal, c’est-à-dire être transmis à la Cour pour recevoir la décision définitive. Et si le dossier ne contient que le rapport et non la requête, il nous semble que l’organe poursuivant n’aurait pas trouvé assez d’éléments de conviction lui permettant de soutenir son action devant le juge constitutionnel. Dans ce cas, il appartiendrait au Congrès d’étudier, de débattre et d’en décider. Il nous semble qu’avant ce débat, la procédure prévue à l’article 39 du Règlement intérieur de 2019 doit à nouveau être observée.
Aux vues des éléments documentés dans le dossier, le Parlement réuni en Congrès doit débattre et adopter le rapport afin d’autoriser ou non la mise en accusation. La décision d’autorisation d’accusation est votée conformément à l’article 166 de la Constitution, c’est-à-dire à la majorité de 2/3 des membres du Parlement. Il s’agit ici de la deuxième procédure qui doit être suivie par le Parlement avant que le dossier ne soit retourné au Procureur général aux fins de saisir la Cour constitutionnelle.
h. Saisine de la Cour constitutionnelle
Dans le cas où le Congrès adopte la résolution de mise en accusation dans les formes prescrites à l’article 166 de la Constitution, le Procureur général qui reçoit cette autorisation transmet le dossier au Président de la Cour constitutionnelle par une Requête aux fins de fixation d’audience (RFFA). Il fait citer le prévenu (Président de la République ou Premier ministre) et, s’il y a lieu, les coauteurs et/ou les complices (article 103 de la Loi précitée), dans les formes ordinaires prévues dans le code de procédure pénale.
i. Interdiction de se constituer partie civile par les victimes ou d’allouer d’office, par la Cour constitutionnelle, les dommages-intérêts au profit des victimes
La constitution de la partie civile n’est pas recevable devant la Cour constitutionnelle. De même, la Cour ne peut statuer d’office sur les dommages-intérêts et réparations qui peuvent être dus aux victimes. Cela ne signifie pas que les victimes n’ont pas de recours à réparation contre le Président de la république ou le Premier ministre.
En effet, le préalable est que l’action civile (des victimes) ne peut être poursuivie qu’après l’arrêt définitif de la Cour constitutionnelle et la demande d’indemnisation de la victime devrait logiquement être soumise devant les juridictions ordinaires[33]. L’on comprend utilement que ce qui est visé prioritairement est la protection de l’ordre public et la déchéance des fonctions de la puissance publique que le Président de la république ou le Premier ministre exerce. La question des victimes n’est toutefois oubliée. Les personnes victimes sont appelées à poursuivre le Président de la république, le premier Ministre ou leurs complices devant les juridictions de droit commun afin d’obtenir réparation.
Il peut arriver que le Président de la république ou le premier Ministre commette les faits répréhensibles hors l’exercice de ses fonctions. Qu’en est-il si l’une de ces deux hautes personnalités arriverait à commettre une infraction en hors l’exercice de ses fonctions, à l’exemple d’un viol ou d’un assassinat ?
II.3.2. Procédure en cas d’infractions commises hors l’exercice des fonctions du Président de la république
Comme nous l’avons déjà expliqué ci-dessus, pour les infractions commises hors de l’exercice de leurs fonctions, les poursuites contre le Président de la république et le Premier Ministre sont suspendues jusqu’à l’expiration de leur mandat. La prescription de l’action publique est également suspendue. En d’autres termes, hors les infractions analysées supra, le Président de la république ne peut pas faire l’objet des poursuites, mêmes une demande de levée de ses immunités ne peut être requises par le Procureur général. Il est donc irresponsable pénalement pendant toute la durée de son mandat[34]. Mais à quel moment peut-il être destitué ?
II.3.3. Déchéance du Président de la république et son statut après la décision judiciaire définitive
L’article 105 de la Loi précitée stipule qu’ « En cas de condamnation du Président de la République ou du Premier Ministre, la Cour prononce sa déchéance. Cette sanction s’applique, mutatis mutandis, aux coauteurs ou complices revêtus de la puissance publique ». Cette disposition révèle deux situations qui clôturent les poursuites engagées :
– D’abord, si l’infraction est établie, la Cour constitutionnelle condamne le prévenu (Président de la république ou Premier ministre) à des peines prévues par le code pénal pour les infractions retenues par la Cour (peine de mort, peine de servitude pénale, peine des travaux forcés, peine d’amende, autres peines complémentaires). Cette situation distingue le droit congolais des droits américain et français sur la destitution du Président de la république ;
– Cette condamnation à des peines prévues par le code pénal congolais est accompagnée de la mesure de déchéance de ses fonctions du Président de la république ou du Premier ministre. Il redevient donc un citoyen sans fonction, c’est-à-dire « ordinaire ». Ceux qui ont commis les faits en coaction ou en complicité avec lui sont également condamnés à des peines prévues pour leur action et à la déchéance des fonctions publiques qu’ils exercent au moment de l’Arrêt rendu par la Cour.
Conclusion
Forme de responsabilité pénale des autorités politiques, l’impeachment américain dont l’équivalent français correspond grosso modo à la responsabilité pénale du chef de l’État et des ministres, est le seul moyen dont disposent les Chambres pour obliger le mauvais dirigeant à quitter forcément le pouvoir. Ce moyen est très limité dans la mesure où une responsabilité pénale étant forcément individuelle, toute responsabilité solidaire et collective du Cabinet est exclue. Progressivement supplantée par la responsabilité politique en Grande-Bretagne, l’institution de l’impeachment a été exportée aux États-Unis, régime présidentiel sans responsabilité politique du pouvoir exécutif devant le Congrès, où elle conserve, dans une faible mesure, sa signification première.
Prévu par la Constitution américaine de 1787, l’impeachment établit, selon l’article premier, section 3, le pouvoir juridictionnel du Sénat et fixe la peine applicable. La condamnation maximale est la destitution, éventuellement assortie de l’interdiction de n’exercer aucune fonction publique à l’avenir, sans préjudice des poursuites civiles ou pénales susceptibles d’être exercées par d’autres juridictions. Ce régime est pareil qu’en France, avec la différence que dans ce dernier pays, le Congrès (Parlement et Sénat) statue sous la dénomination de la Haute Cour, une juridiction d’exception ouverte uniquement en cas d’ouverture d’un tel procès.
Une étude effectuée par les services du Sénat français[35], portant sur dix pays européens (Allemagne, Autriche, Belgique, Danemark, Espagne, Grèce, Italie, Pays-Bas, Portugal et Royaume-Uni), indique que, dans les monarchies constitutionnelles, les souverains jouissent d’une immunité absolue et la responsabilité pénale du premier ministre relève parfois d’une procédure dérogatoire au droit commun pour les infractions commises dans l’exercice de ses fonctions, tandis que, pour les autres infractions, elle est partout, sauf en Belgique, engagée selon la procédure de droit commun. À la différence des monarques, les présidents de la République ne jouissent pas d’une immunité absolue, mais ils bénéficient d’un régime dérogatoire au droit commun tant pour les infractions commises dans l’exercice des fonctions présidentielles que pour les autres infractions. Dans chacune des cinq républiques examinées dans cette étude du Sénat français, la responsabilité pénale du président de la République, pour des infractions commises dans l’exercice de ses fonctions, peut être mise en cause seulement après que le Parlement ait adopté une décision de mise en accusation. Mais l’étendue de cette responsabilité diffère d’un État à l’autre. De même, la juridiction compétente est soit une juridiction ad hoc (composée, en Grèce, de hauts magistrats de l’ordre judiciaire ou, en Italie, des membres de la Cour constitutionnelle et de citoyens), soit la Cour constitutionnelle (Allemagne et Autriche) ou la juridiction suprême de l’ordre judiciaire (Portugal). Quant aux infractions commises hors de l’exercice des fonctions présidentielles, le président de la République est, dans les cinq États, soumis à un régime dérogatoire. Dans certains pays (Allemagne et Autriche), aucune procédure ne peut commencer en cours de mandat sans l’accord du Parlement et, dans les autres, ces infractions ne peuvent être jugées qu’après la fin du mandat.
En droit congolais, de la lecture des dispositions constitutionnelles, de la Loi n° 13/026 du 15 octobre 2013 portant organisation et fonctionnement de la Cour constitutionnelle, du Règlement intérieur du Congrès de 2019 et de l’arrêt de la Cour suprême de justice sous R.Const.061/TSR, il faut noter que le droit constitutionnel congolais accorde le pouvoir de prendre la décision des autorisations de poursuite et d’accusation contre le Président de la république à la seule majorité de 2/3 des membres du Parlement réuni en Congrès, au moins à deux étapes différentes : la première étant l’autorisation de l’ouverture des poursuites et la seconde est l’autorisation de saisir la Cour constitutionnelle. Toutefois, conformément à la Loi organique précitée, le Congrès ne doit être saisi que par le Procureur général près la Cour constitutionnelle, organe poursuivant. Ce dernier organe est saisi uniquement sur plainte ou sur dénonciation des victimes ou de toutes autres personnes (physiques ou morales, de droit public ou de droit privé). La loi n’ayant pas déterminé la qualité des dénonciateurs, l’on se réfère aux règles de droit de procédure pénale ordinaire. Il doit donc être exclue, la saisine d’office du Procureur général ou de tout autre officier, car ni la Constitution, ni la Loi précitée n’évoque ce mode de saisine. Ces plaintes et dénonciations doivent être déposées devant ou au Cabinet du Procureur général près la Cour constitutionnelle. Toutefois, selon l’article 104 de la Loi organique précitée,
« [T]out officier de police judiciaire ou tout officier du Ministère Public qui reçoit une plainte ou une dénonciation ou qui constate l’existence des faits infractionnels à charge soit du Président de la République, soit du Premier Ministre, les transmet, toutes affaires cessantes, au Procureur Général et s’abstient de poser tout autre acte ».
Ainsi, si un Officier de police judiciaire ou un Officier du Ministère public reçoit une plainte ou une dénonciation contre le Président de la république (ou le Premier ministre) ou fait le constat de tels faits, il lui est demandé de transmettre, toutes affaires cessantes ou de la manière la plus urgente possible, la plainte ou la dénonciation en question au Parquet compétent (Procureur général près la Cour constitutionnelle) sans poser aucun acte d’instruction, c’est-à-dire qu’il ne peut ni entendre, ni inviter le Président de la république à comparaître devant lui, ni même l’auditionner, ce dernier étant en principe irresponsable pénalement.
Le législateur congolais est strict sur cette obligation faite aux Officiers de police judiciaire ou du Ministère public autres que le Procureur général près la Cour constitutionnelle. Aucun magistrat, aussi gradé soit-il dans la hiérarchie de l’ordre judiciaire et malgré la compétence générale lui reconnue par les lois de procédure pénale, n’a le pouvoir de traiter d’une plainte ou d’une dénonciation qui impliquerait le Président de la république ou le Premier ministre. Aussitôt qu’il découvre une telle plainte, il doit se débarrasser du dossier en le transmettant, par les voies administratives autorisées, au Procureur général près la Cour constitutionnelle. Une fois les faits reprochés au Président de la république ou au Premier ministre sont déclarés établis par la Cour constitutionnelle, celle-ci prononce à la fois la condamnation pour des faits pénaux conformément au Code pénal et la déchéance des fonctions du Président de la république ou du Premier ministre. Cela est conforme à l’alinéa 1er de l’article 167 de la Constitution. C’est ici qu’il faut dégager une autre différence qui sépare le droit congolais des droits américain et français qui, eux, ne répriment pas aux peines pénales mais se limitent à la sanction de destitution et à celle subsidiaire telle que l’interdiction d’exercer les fonctions publiques.
Il faut préciser à cet instant que, contrairement au système constitutionnel franco-américain, le Congrès ne peut pas destituer le Président de la république et ne peut débattre sur les actions ou sur les ordonnances de ce dernier. Ce qui, à notre avis, empêche sa saisine sur la base d’une motion ou d’un autre mode que celui prévu par la Loi portant organisation et fonctionnement de la Cour constitutionnelle. La décision ainsi prononcée par la Cour constitutionnelle n’est susceptible d’aucun recours et est immédiatement exécutoire. Elle est obligatoire et s’impose aux pouvoirs publics, à toutes les autorités administratives et juridictionnelles, civiles et militaires ainsi qu’aux particuliers. Tel est le vœu du constituant congolais exprimé à l’article 168 de la Constitution. Mais, tout acte contenu dans cette décision et déclaré non conforme à la Constitution est nul de plein droit, c’est-à-dire non exécutoire.
Il faut avouer que si par hasard l’on se trouve dans l’hypothèse de dénonciation de complicité ou d’une plainte dirigée dans les formes et conditions décrites ci-dessus contre le Président de la république ou le premier ministre, il reste vrai, en droit congolais, que le Procureur général compétent doit d’abord identifier l’une des infractions analysées ci-dessus, c’est-à-dire constater l’établissement ou le soupçon d’établissement des éléments constitutifs de l’une et/ou de l’autre de ces infractions.
Cette lourdeur de procédure prévue intentionnellement par le législateur congolais pour protéger l’institution « Président de la république » démontre combien la stabilité des institutions est plus qu’une nécessité pour un État, surtout celui qui a passé plusieurs années de guerre, de dictature et des maux de toutes sortes. D’ailleurs, c’est ce qui explique qu’à travers le monde, rares sont les États – comme le Pérou, le Venezuela, la Lituanie, la Corée du Sud et le Brésil – qui ont réussi à éjecter un Chef de l’État en fonction. Les procédures finissent généralement soit par un non-lieu avant même de saisir le Congrès ou l’institution appelée à décider, soit par un vote de refus de prendre la décision de poursuite et/ou d’accusation par le Congrès, ou soit enfin par la fin de l’exercice de son mandat avant la fin de la procédure de destitution. C’est ce qui fait croire à une certaine banalisation d’une procédure qui poursuit comme objectif premier d’éviter l’émergence d’une tyrannie au sommet de la démocratie.
En tenant compte du poids politique de chaque leader à évincer, la procédure d’impeachment doit être menée avec beaucoup de prudence, surtout dans des pays fragiles comme ceux africains, et prendre en compte le niveau de stabilité des institutions de l’État. Évincer un chef de l’État en fonction en Afrique équivaut à provoquer une base partisane, populaire, politique, ethnique et autres.
Pour terminer, il faut relever que le principe de la légalité des délits et des peines exige notamment que les sanctions pénales de ces comportements soient expressément prévues dans un texte législatif, ce qui est sans doute déjà le cas pour la haute trahison et les atteintes à l’honneur ou à la probité, infractions prévues par le code pénal congolais livre II et énumérées par les dispositions constitutionnelles précitées. Tel n’est vraisemblablement pas le cas de l’infraction de délit d’initié et de celle « politique » d’outrage au Parlement. Il faut, à ce point, compléter le code pénal congolais par les dispositions suffisamment claires et précises contenant les éléments constitutifs de ces deux dernières infractions. Le Constituant a sagement prévu que la Cour est compétente pour juger les coauteurs et complices des accusés bénéficiant du privilège de juridiction. Ici, le problème ne se pose pas car la complicité et la corréité sont définies en droit pénal général congolais.
[1] Pierre Félix Kandolo est Docteur en droit de l’Université de Montréal, spécialisé en droit national et international des réparations et en droit international des droits de l’homme. Il est titulaire d’une double licence en droit (en droit privé et judiciaire et en droit public), d’un diplôme d’Agrégé en Enseignement Moyen du Degré Supérieur et d’un Diplôme d’Études Approfondies (DEA) en droit public de l’Université de Lubumbashi. Il détient une double Maîtrise en droit international et européen des droits de l’homme à l’Université de Nantes et en droits de l’homme, spécialisation en droits économiques, sociaux et culturels au Collège universitaire Henri Dunant de Genève. Il est actuellement Professeur à la Faculté de droit de l’Université de Likasi, Doyen de la Faculté de droit de l’Université Méthodiste de Kamina, Avocat au Barreau du Haut-Katanga, Conseil inscrit auprès de la Cour pénale internationale, Membre de l’Association du Barreau près la même Cour et Directeur de la Revue générale de droit et interdisciplinaire de la Faculté de droit à l’Université de Likasi. Pour contacter l’auteur : E-mail : pfkand@gmail.com
[2] Constitution de la République Démocratique du Congo, Journal Officiel de la République démocratique du Congo, Numéro spécial, 52ème année, 5 février 2011. Sur plusieurs aspects de l’analyse de cette Constitution, voir Bob Kabamba et al., «La IIIe République Démocratique du Congo. Un nouveau régionalisme», (2004-2005) Fédéralisme-Régionalisme, et P. Verjans et Bob Kabamba, « République démocratique du Congo. Le système politique de la troisième République. Genèse d’une démocratisation attendue », (2006) Revue de la Faculté de droit de l’Université de Liège 559-582.
[3] Loi organique n° 13/026 du 15 octobre 2013 portant organisation et fonctionnement de la Cour Constitutionnelle
[4] RDC-SENAT (Troisième législature de la troisième république), Règlement intérieur. Arrêt R. Const. 976, déclarant la Conformité à la Constitution du Règlement intérieur du Sénat, Kinshasa-Lingwala, Palais du peuple, 16 septembre 2019
[5] « Impeachment », La Toupie.
[6] Pour la meilleure explication de la Magna carta, voir Pierre Félix KANDOLO, Droit des réparations. Droit général, droits de la personne et droit international humanitaire, Vol. 2, coll. “Économie/Droit”, Paris, Edilivre Aparis, 2020, p.92, n°62.
[7] « États-Unis : en quoi consiste la procédure de destitution (impeachment) ? », 5 février 2020, en ligne : <https://www.vie-publique.fr/eclairage/273043-etats-unis-procedure-de-destitution-impeachment-trump> (consulté le 2 janvier 2021).
[8] « Impeachment », en ligne : <https://www.universalis.fr/encyclopedie/impeachment/>.
[9] Article II, section 4 de la Constitution des États-Unis d’Amérique.
[10] « Impeachment », Dico du commerce international, en ligne : <https://www.glossaire-international.com/pages/tous-les-termes/impeachment.html>. Pour l’histoire d’impeachment, voir aussi Marceau LONG, « Le statut pénal du Président de la république », (2003) 4 : 56 Revue française de droit constitutionnel 877-886, en ligne : <https://www.cairn.info/revue-francaise-de-droit-constitutionnel-2003-4-page-877.htm>.
[11] Valérie SAMSON, « États-Unis: les démocrates lancent une enquête pour destituer Donald Trump », Le Figaro, 24 septembre 2019, mis à jour le 25 septembre 2019, en ligne : <https://www.lefigaro.fr/international/les-democrates-se-preparent-a-lancer-la-procedure-de-destitution-contre-trump-20190924> (consulté le 2 janvier 2021).
[12] Article I, section 3 de la Constitution des États-Unis d’Amérique.
[13] « États-Unis : en quoi consiste la procédure de destitution (impeachment) ? », préc., note 7.
[14] Article I, section 3 de la Constitution américaine.
[15] Aurélie BADIE, « Destitution du chef de l’État : c’est désormais possible en France », Les Échos, 22 octobre 2014, en ligne : <https://www.lesechos.fr/2014/10/destitution-du-chef-de-letat-cest-desormais-possible-en-france-312267> (consulté le 1er janvier 2021). Voir également Alexandre POUCHARD, « Comment un président de la République peut-il être destitué ? Par un vote du Sénat, mardi, le Parlement a définitivement adopté le mécanisme de destitution du chef de l’État, une procédure qui attendait d’être applicable depuis sept ans », Journal le Monde, 22 octobre 2014, en ligne : <https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2014/10/22/comment-un-president-de-la-republique-peut-il-etre-destitue_4510625_4355770.html> (consulté le 4 mars 2021).
[16] Loi constitutionnelle n° 2007-238 du 23 février 2007 portant modification du titre IX de la Constitution.
[17] E. ABADIE, préc., note 15.
[18] « En quoi consiste la procédure de destitution du président de la République ? La révision constitutionnelle du 23 février 2007 portant sur le statut du président de la République a introduit une procédure de destitution, parfois abusivement qualifiée d’ « impeachment à la française », dans la Constitution de la Vème République », 1er juillet 2020, en ligne :<https://www.vie-publique.fr/fiches/19425-la-procedure-de-destitution-du-president-de-la-republique> (consulté le 2 janvier 2021).
[19] Lire dans Journal Officiel de la république française n° 25.
[20] Le système congolais soumet le premier Ministre dans le même régime avec le Président de la république.
[21] article 74, alinéa 2 de la Constitution.
[22] article 165, alinéa 3 de la Constitution.
[23] article 165, alinéa 4 de la Constitution.
[24] article 164 de la Constitution
[25] Jean-Louis ESAMBO KANGASHE, Droit constitutionnel congolais, coll. “Études africaines Série Droit”, Paris, L’Harmattan, 2017, p. 127.
[26] Voir Cour Suprême de Justice, Arrêt R.Const. 061/TSR du 30 novembre 2007, 4ème feuillet.
[27] article 153, alinéa 2 de la Constitution de la RDC.
[28] Article 100, alinéa 1er de la Loi organique n°13/026 du 15 octobre 2013 portant organisation et fonctionnement de la Cour constitutionnelle
[29] article 100, alinéa 2 de la Loi organique précitée.
[30] article 101 de la même Loi organique.
[31] Id.
[32] article 103de la Loi organique précitée.
[33] article 106 de la loi organique.
[34] article 108 de la loi organique.
[35] Sénat-France, « La responsabilité pénale des chefs d’État et de gouvernement », Document de travail du Sénat, Série Législation comparée, n° LC 92, Paris, Division des études de législation comparée du Service des affaires européennes du Sénat, septembre 2001, en ligne : <https://www.senat.fr/lc/lc92/lc92_mono.html> (consulté le 4 mars 2021). Voir également Jean SPREUTELS, « Compétence pénale de la Cour constitutionnelle de la RDC à l’égard du Président de la République et du Premier ministre. Éléments de droit allemand, belge et français », (2007) 7 :1 Fédéralisme régionalisme 1-14, Premiers scrutins et contrôle de constitutionnalité en RDC : la mise en œuvre d’une constitution “régionaliste”, 5 février 2011, en ligne : <https://popups.uliege.be:443/1374-3864/index.php?id=539> (consulté le 20 février 2021).
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Monsieur le Professeur, je suis très content de lire votre article et surtout bien enrichi. Au fait, je suis étudiant à l’Université Libre de Kinshasa en deuxième licence de Droit, et mon sujet cadre avec votre article. Seulement, j’ai difficile de trouver :” LE RÈGLEMENT INTÉRIEUR DU CONGRÈS DU 6 DÉCEMBRE 2019 ADOPTÉ CONFORMÉMENT À L’ARTICLE 120 DE LA CONSTITUTION”. Si par votre canal, monsieur le Professeur, je peux l’avoir, je serai encore mieux outillé. Aussi, une bonne explication sur l’infraction commise dans l’exercice et à l’occasion de l’exercice de ses fonctions m’aidera d’avantage.