Par Tresor Ilunga Cibamba
Avocat
« Tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser […], il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir»[1] . A l’instar de ce qui se passe dans les sociétés politiques, les sociétés commerciales peuvent mettre à jour des rapports de force, des logiques de pouvoir.
En effet, les assemblées générales, dans les sociétés commerciales, ont pour objet d’harmoniser la vie en société. En principe, les décisions sont adoptées par un ou plusieurs actionnaires[2] représentant plus de la moitié du capital social. Les majoritaires se voient donc accorder le droit de décider de la marche à suivre par la société.
Ainsi, toutes les décision sont prises par l’assemblée générale selon un « quorum » et une « majorité » défini par l’Acte uniforme sur le droit des sociétés commerciales et groupement d’intérêt économique (« AUDSCGIE ») et les statuts[3].
Cette règle de la majorité régente la participation et le vote des décisions collectives des actionnaires ainsi que celle des organes dirigeants. Ce pouvoir de décision qui appartient à la majorité lui est confié non pas dans un intérêt personnel, mais, afin de réaliser l’objet social.
Par ailleurs, les actionnaires sont souvent animés par des intérêts divergents. Les minoritaires se sentent parfois pris en otage par les majoritaires. Les premiers reprochent fréquemment aux seconds d’abuser de leurs droits et de gérer la société, non pas dans l’intérêt social mais dans leurs intérêts personnels.
Dans ce contexte, les intérêts des minoritaires, c’est-à-dire ceux qui ne détiennent pas une fraction de capital suffisante pour contre balancer le pouvoir des majoritaires, se trouvent ainsi sacrifiés.
Quelles solutions le législateur de l’AUDSCGIE apporte-il ? la protection des minoritaires mise en place est-elle efficace ?
Il est utile d’analyser dans un premier temps de l’abus de majorité (I) puis des recours juridictionnels dont disposent les minoritaires contre cet abus (II) avant de prendre une conclusion (III).
I. De l’abus de majorité
Les dispositions des articles 53 et 125 AUDSCGIE indiquent que les titres sociaux confèrent à leur titulaire entre autre un droit de vote des décisions collectives. Cependant, tous les actionnaires n’ont pas le même poids décisionnel dans les assemblées puisque la clé de répartition normale est liée à la quotité de capital social qu’il possède.
C’est intrinsèquement derrière cette clé de répartition que se niche la notion d’abus de majorité. Cette clé de répartition accorde davantage de pouvoir aux majoritaires, elle leur offre la possibilité d’user, mais également d’abuser de ce pouvoir[4]. Il s’agit du jeu classique de la démocratie « sociétaire ».
En effet, dans cette démocratie sociétaire, le droit de vote ne peut être exercé de façon discrétionnaire et les tribunaux tempèrent la liberté du vote par l’application de la notion d’abus de droit[5].
Il ressort des dispositions de l’article 130 AUDSCGIE qu’il y a abus de majorité lorsque les actionnaires majoritaires ont voté une décision dans leur seul intérêt, contrairement aux intérêts des actionnaires minoritaires, sans que cette décision ne puisse être justifiée par l’intérêt de la société[6].
La conséquence directe d’un tel abus entraine un préjudice porté aux intérêts légitimes des minoritaires.
Les arrêts de la CCJA n° 107/2020 du 09 avril 2020, 134/2015 du 12 novembre 2015 et 064/2015 du 29 avril 2015 traitent les questions d’abus de majorité.
Il ressort de ces arrêts que l’abus de majorité ne s’apprécie qu’au regard des conditions posées par l’article 130 AUDSCGIE. Ce qui exclut, sur le principe, toute forme d’adaptation législative. Les conditions posées par cette disposition sont cumulatives. Dès lors, si la décision[7] prise par la majorité est défavorable à tous les actionnaires et ne porte aucun préjudice à la société[8], il ne saurait être établi qu’il y a eu abus de majorité. De même, dès lors qu’aucun intérêt n’a été relevé en faveur des majoritaires, il n’y a pas lieu de caractériser l’abus de majorité. Enfin, si l’on trouve une justification de la décision en faveur de la société, l’abus de majorité ne pourrait être établi et ce, quand bien même que les majoritaires seraient d’une façon ou d’une autre favorisé.
Techniquement, pour constituer l’abus de majorité, non seulement l’utilisation du droit de vote, par les majoritaires, doit être contraire à l’intérêt de la société, mais elle doit en outre avoir vocation à servir la défense d’intérêts égoïstes. Cet égoïsme doit se dédoubler d’une intention de nuire aux minoritaires[9].
Ainsi, de quels recours disposent les minoritaires qui estiment que les majoritaires ont abusé de leur droit lors d’un vote en assemblée générale ?
II. Des recours juridictionnels pour la protection des droits des actionnaires minoritaires
Les minoritaires disposent de plusieurs recours juridictionnels s’il est établi que les majoritaires ont abusé de leur droit.
Ils peuvent solliciter, dans un premier temps, l’annulation des décisions collectives constitutives d’abus de majorité. Il s’agit de la sanction principale. Cette action en nullité est assise sur les dispositions de l’alinéa 1er de l’article 130 AUDSCGIE selon lesquelles : « Les décisions collectives constitutives d’abus de majorité sont nulles. ».
Il s’agit d’une nullité absolue qui doit être prononcé par le juge du Tribunal de commerce[10]. Elle n’est donc pas automatique. C’est dire qu’avant l’intervention du juge, l’acte n’est qu’annulable.
La nullité a pour effet de priver l’acte ainsi irrégulier des effets juridiques qu’il aurait dû normalement produire, s’il était régulier[11]. Un délai de prescription de trois ans doit toutefois être observé à compter du jour où la délibération a été prise ou, si elle a été dissimulée, à compter du jour où elle a été révélée.
Secundo, les minoritaires disposent d’une action en réparation du dommage subis contre les majoritaires. L’action civile en réparation du préjudice est dirigée contre les majoritaires et non contre la société car seuls les majoritaires ont commis la faute qui ouvre droit à la réparation. Cette action est basée sur les dispositions des articles 130 alinéa 3 AUDSCGIE et 258 du Code civile Livre III.
La responsabilité réparatrice exige, pour pouvoir être engagée, la réunion de trois conditions cumulatives : une faute, un dommage et un lien de causalité.
Dès que ces trois conditions sont établies[12], il nait au bénéfice des minoritaires une créance en réparation contre les majoritaires.
Dans le cas d’espèce, la faute sera tirée du vote des majoritaires et constatée dans la décision objet d’abus de majorité. La preuve du dommage incombe aux minoritaires. Il faut relever que le juge ne peut accorder des réparations lorsqu’il y a doute sur l’existence même du dommage.
Par ailleurs, il ne suffit pas que l’acte en lui-même soit illicite ; il faut encore qu’il puisse être assumé juridiquement, reproché, rattaché à celui qui l’a commis. Ainsi, le dommage ou le manque à gagner qu’aurait subi les minoritaires doit être rattaché à la faute, c’est-à-dire au vote des majoritaires et constaté dans la décision objet d’abus de majorité c’est-à-dire le procès-verbal d’assemblée générale.
Enfin, les minoritaires pourront solliciter la réparation du dommage subis à travers l’action sociale ou individuelle, selon les cas, si les actes de gestion posés par les dirigeants sociaux ont été la conséquence de la décision collective objet d’abus de majorité.
L’action sociale et individuelle sont régies par les dispositions des articles 161 à 172 AUDSCGIE.
CONCLUSION
Dans les sociétés commerciales, le droit de vote est un droit fondamental appartenant à chaque actionnaire : chacun est libre de participer aux décisions collectives et donc de voter lors des assemblées générales. Ainsi, les décisions prises par la majorité des actionnaires s’imposent aux minoritaires.
Il n’est donc pas possible de contraindre des personnes à prendre des décisions contraires à leurs convictions. En revanche, l’affectio sociatis devrait obliger les parties à toujours privilégier l’intérêt supérieur de la société. Quod non dans la pratique.
Les décisions collectives dans une société commerciale sont parfois prises contre l’avis des minorités. Dans ce cas, pour que l’abus de majorité soit établi, il sera nécessaire de prouver non seulement l’intérêt personnel des majoritaires mais aussi l’atteinte à l’intérêt social.
L’AUDSCGIE organise par ailleurs des voies de recours en cas d’abus de majorité.
Les minoritaires dispose d’une action en annulation du procès-verbal de l’assemblée générale constatant le vote objet d’abus de majorité ; d’une action en responsabilité civile dirigée directement contre les majoritaires ; d’une action sociale ou individuelle, selon les cas, si les actes de gestion posés par les dirigeants sociaux sont la conséquence de la décision collective objet d’abus de majorité.
De l’analyse des arrêts de la CCJA, force est de constater que la notion d’abus de majorité est difficile à caractériser, et est d’autant plus délicat quand il s’inscrit dans le cadre d’une prérogative ou d’un droit dont son titulaire jouit de façon légitime.
[1] Montesquieu, De l’esprit des lois, IX, vi
[2] En principe, la distinction entre associé et actionnaire s’opère selon le type de société. On parle d’associé dans les sociétés de personnes et d’actionnaire dans les sociétés de capitaux. Les associés reçoivent, en échange de leur participation au capital social, des titres appelés des parts sociales. Les actionnaires, quant à eux, ont des actions. Dans cette étude, nous utilisons indistinctement le terme « actionnaires » pour désigner également les « associés » en tant que parties à un contrat de société. Cependant, dans la plus part des cas, Nous employons les termes génériques « majoritaires » ou « minoritaires » pour désigner l’une ou l’autre partie.
[3] Voy. articles 133-1 et 133-2 AUDSCGIE
[4] Louise Bargibant, abus de majorité : conditions, preuves et actions, in www.lba-avocat.com, consulté le 04 février 2022
[5] Francis Lefebvre, Memento pratique : Sociétés commerciales, Ed. Francis Lefebvre, Paris, 2010, p. 689
[6] Article 130 AUSDCGIE. Le concept « intérêt de la société » n’a pas de définition légale ; ce qui en fait un objet juridique difficile à saisir. Il sera donc fréquent que cette notion soit appréciée par les juges au cas par cas. Cependant, il est évident que cette notion soit étroitement liée à la notion de l’affectio societatis. L’affectio societatis ou la volonté des actionnaires de participer au pacte social constitue une condition essentielle de validité du contrat de société.
[7] La première condition posée dans l’article 130 AUDSCGIE est le vote d’une décision par les majoritaires. Dans ce contexte, l’absence d’un vote lors d’une assemblée générale ordinaire ou extraordinaire ne saurait établir l’abus de majorité (absence d’élément d’appréciation). Conséquemment, la décision d’un conseil d’administration ou de gérance ne saurait constituer un abus de majorité. Dans ces conditions, il n’existe pas d’abus de majorité en l’absence d’une décision d’assemblée générale constaté par un procès-verbal d’assemblée.
[8] La décision des majoritaires doit être en contradiction avec l’intérêt social de l’entreprise : cette condition sera remplie lorsque la décision prise portera préjudice à la situation financière de la société, par exemple.
[9] Louise Bargibant, Op Cit.
[10] L’action en nullité aura comme conséquence l’annulation de la décision prise. Les actionnaires devront alors se prononcer à nouveau sur le projet. Si la prise de décision est problématique et bloquante pour la société, le juge peut ordonner la dissolution de celle-ci. Il a été jugé par la CCJA dans son arrêt 201/2016 du 29 décembre 2016 que la mésentente entre associés de nature à rendre impossible le fonctionnement normal de la société est une cause de dissolution de la société au sens de l’article 200 de l’Acte uniforme sur les sociétés commerciales. Est par conséquent cassé l’arrêt qui, dans ces conditions, refuse de prononcer la dissolution.
[11] Kalongo Mbikayi, Droit civil, Tome 1 – les obligations, Ed. UA, Kinshasa, p. 123
[12] Il a été jugé par la Cour de cassation que doit être cassée en totalité pour insuffisance de motivation équivalant à une absence de motivation, […] la décision de fond qui se borne à constater le fait dommageable, le dommage et « lien de causalité » sans relever l’élément moral nécessaire à la réalisation de l’hypothèse légale. (CSJ, RP.82, 10 août 1974, Affaire Kapamba et Marcel De Groote C/MP, Bulletin des arrêts de la Cour Suprême de Justice 1974, année d’édition 1975, pp 241-245, in Odon Nsumbu Kabu, Cour Suprême de Justice : Héritage de demi-siècle de jurisprudence, Les analyses juridiques, Kinshasa, 2015, p. 281)
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